Les ailiers
Ils étaient sveltes, chaloupaient leurs courses et décrivaient des arabesques sur le pré. Ils sont aujourd’hui de grosses marmules peu enclins à faire dans la dentelle. Le rugby évolue, n’en déplaise aux nostalgiques.
Jadis, ils étaient les "danseuses", ceux qu’on brocardait pour leur gabarit de criquet et leur aversion pour le contact. On a souvenir de ces caricatures d’ailiers qu’étaient ces Estève ou ces Patrice Lagisquet…
Mais mieux encore, le spécimen, celui qui peuple encore l’imaginaire de générations de joueurs, c’est cet homme aux cheveux longs, à la moustache épaisse, aux chaussettes qui tombent, mollets de coq obligent, au short en grosse toile bouffant qui découvrait des cuisses de mygales et moulait un petit cul de patineuse.
Bref, cet ailier des seventies capable de vitrifier un adversaire sur un simple coup de rein, celui qui ajustait des cadrages débordements d’école distillés grand champ, celui qui donnait du crochet à angle droit et du coup de pied de recentrage maintenant désuet mais qui faisait partie de la panoplie des trois-quarts aile à l’ancienne.
On les aimait bien ces ailiers là, ces rugbymen qui volaient comme fétu de paille au premier impact, plaquaient aux cheveux et se gelaient les miches sur le bord de touche quand on écartait pas le ballon. Oui mais voilà, l’ère moderne est passée par là et le cliché de l’ailier à papa a volé en éclats.
Aujourd’hui l’examen de la toise et de la balance relègue nos arbalètes dévoreuses d’espace au rang d’articles de brocante.
Adieu Bernat-Salles, bonjour Lomu ! Le rugby actuel, dans sa quête d’absolu, a choisi son camp. Les trois-quarts aile ne sont plus des demies-portions à l’apparence inoffensive, petit oisillon perdu au milieu d’un troupeau de bœufs. L’ailier mammouth écrase tout Le nec plus ultra des années 2000, c’est un 11 ou un 14 qui fait craquer les coutures de son maillot et préfère à la stratégie du contournement celle du bélier. Les courses sont maintenant rectilignes, et le défi physique, jadis une aberration, est l’une des armes indispensables des golgoths de bout de ligne qui à l’occasion adorent se frotter aux bestiaux du pack.
Alors que reste-t-il des ancêtres à jambes fines ? Pas grand chose, si ce n’est la rapidité, car les déménageurs actuels ne se contentent pas de se pulvériser mutuellement et de brasser de la viande, ils sont dans l’idéal supersoniques, ce qui complique bien évidemment la tâche du défenseur en cas de choc frontal, on imagine. Symboles d’un rugby qui se « modernise » ou plutôt qui s’uniformise, l’ailier-mammouth écrase tout, surtout le romantisme.
On se souvient ainsi de l’improbable duel de la coupe du monde 99 opposant le monstrueux Lomu au filiforme Bernat-Salles. Et qui n’ a pas frissonné quand la grignette paloise, soufflée par la bourrasque, avait déposé magistralement son vis-à-vis soudain apparu bien pataud, sur un cad’deb’ académique ?
Le temps n’est hélas plus à la fragilité.
Le titane a brisé la porcelaine. Snif.
Le Prince d'Euphore
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